La révolte d'Amin Maalouf contre «le venin identitaire»

Publié le par Oriane

La révolte d'Amin Maalouf contre «le venin identitaire»

Rédigé par Martine GOZLAN

Etre minoritaire, c'est difficile mais intéressant. On sait que la fragilité et l'insécurité donnent des ailes aux questions. O charme des faibles, arme des larmes! C'est de ces rives précaires qu'écrit Amin Maalouf, de l'angoisse plein la voix et la plume. De son rocher d'insulaire, ce chrétien d'Orient, ce Libanais exilé observe «le venin identitaire qui détruit les civilisations». Le nihilisme de masse - un jihadisme sans précédent dans l'histoire - qui fond sur lui et sur nous. Et voici un beau livre, éclairant, sur la sombre toile de fond des intégrismes, fanatismes, fatwas et mollahs. Un essai sans bla-bla ni charabia, simplement et justement pétri d'inquiétude face à ce «dérèglement du monde» qui transforme les victoires en impasses et le progrès en régression. Maalouf avait déjà exploré les identités meurtrières. Elles le désespèrent et le détruisent. Pourtant, il ne peut pas s'y arracher. Il revient aujourd'hui sur les pas de ce qu'elles brûlent, déportent, anéantissent: ces pans de peuple oriental qui sombrent dans la nuit, tout doucement, sans faire de bruit, une croix de sang sur leur destin chrétien. C'est de leur chute dans les abysses du silence qu'est né ce livre.

Un jour, une aube, Maalouf, dont les pensées volettent toujours au-dessus de son Moyen-Orient natal, s'est penché, douloureusement fasciné, sur le sort des Mandéens, ces premiers chrétiens d'Irak, adorateurs de saint Jean-Baptiste. On les appelle aussi les Sabéens. Ils ont leur livre saint, que Saddam Hussein avait fait traduire en arabe, ce qui leur causa plus tard bien du tort. Ils se promenaient naguère à Bagdad et Mossoul, ruisselants d'eau lustrale et de piété antique. On emploie l'imparfait, car l'invasion américaine de la Mésopotamie, en déchaînant les fauves du jihad, a condamné à mort les limpides Sabéens. Mais aussi les Assyro-Chaldéens, seul peuple au monde à parler l'araméen, la langue du Christ, celle des rues de Jérusalem qui réservaient l'hébreu aux prêtres. Harcelés, décimés, chassés, les chrétiens du Tigre et de l'Euphrate, pourtant semblables comme deux gouttes d'eau bénite à une autre aux fresques qui ornent nos ingrates églises occidentales, vont disparaître. Pas très loin de leur drame, leurs frères coptes d'Egypte, eux non plus ne se sentent pas très bien. Ni les voisins chrétiens de Syrie. Et que dire de ceux du Liban, la famille de Maalouf? Les chiites sont plus nombreux qu'eux et le pays du Cèdre, contrairement à ce que croient les Français, est désormais majoritairement musulman.

Aveuglés et coupables!
Ah, les majorités! Amin Maalouf les regarde étendre leur ombre épaisse sur toute dissemblance, toute dissidence. Leur arrogance renvoie les communautés à elles-mêmes: le «dérèglement du monde» consiste précisément à dresser des murs là où, jadis, dans un passé plus sage - l'auteur fait un sort au dédain dont on accable les jours anciens -, on entrouvrait des portes. Chacun chez soi, qu'on s'enferme, qu'on s'enferre, qu'on s'enterre! Et là-dessus, qu'on s'entre-tue! Maalouf connaît ça par coeur: c'est comme ça qu'on a détruit son pays, son Liban scintillant «disloqué par le confessionnalisme». La communauté, voilà l'ennemi. Les Etats, autrefois, se sont constitués contre elle. Mais le temps coule à rebours. Les Etats se fissurent, les constitutions se craquellent, les tribus murmurent: elles sont à la mode, même usées jusqu'à la corde. Et c'est cet antimodèle mité, cette «survivance levantine» qui devient le must de toutes les sociétés, sous les deux les plus variés, ce qui rend tous les dieux odieux.

Comment en est-on arrivé à cette aberration? Maalouf est «un adepte des Lumières qui les voit vaciller et s'éteindre». Il promène donc sa torche sur les vastes champs de nuit islamiques. D'où vient que la rumination de l'âge d'or ait fait jaillir la détestation de l'âge de raison? Pourquoi les grandes figures qui ont tenté l'aventure de la paix - Anouar el-Sadate l'Egyptien en visite à Jérusalem en 1977 - ont-elles perdu toute légitimité dans l'âme de leurs peuples?

«Le monde arabo-musul- man, écrit Maalouf, s'enfonce dans un puits historique dont il semble incapable de remonter; iléprouvedela rancoeur contre la Terre entière - les Occidentaux, les Russes, les Chinois, leshindous, les juifs-et avant tout contre lui-même.» A qui la faute? Comment a-t-on glissé «de l'idéologique vers l'identitaire, vers une dérive communautariste d'ampleur planétaire?»

L'Orient et l'Occident sont également aveuglés et coupables. «Ce que je reproche aujourd'hui au monde arabe, martèle l'imprécateur, c'est l'indigence de sa conscience morale; ce que je reproche à l'Occident, c'est sa propension à transformer sa conscience morale en instrument de domination. Dans le discours des uns, on chercherait en vain les traces d'une préoccupation éthique ou la référence à des valeurs universelles; dans le discours des autres, ces préoccupations et ces références sont omniprésentes, mais utilisées sélectivement et constamment détournées au service d'une politique. Le résultat étant que l'Occident ne cesse de perdre de sa crédibilité morale, et que ses détracteurs rien ont aucune.»

La guerre d'Irak constitue l'illustration sauvage de cette double trahison.

Comme tous les fils d'Orient, Amin Maalouf a observé cet embrasement, le coeur serré par l'humiliation faite aux Arabes. Mais, comme tous les enfants adoptifs de l'Occident, il a mesuré avec accablement le tort fait aux belles idées démocratiques dès lors qu'on les transformait en chasseurs-bombardiers. L'écrivain n'est si lucide qu'en raison, précisément, de ses deux appartenances. Enchanteur oriental, il s'est posé sur une branche occidentale. A pic sur le désastre, il lance ses avertissements mais aussi quelques prophéties. Ni foncièrement désespéré, ni complètement angélique, c'est un «peptimiste», selon le néologisme forgé autrefois par le merveilleux écrivain palestino-israélien Emile Habibi. Le monde ne saurait aller plus loin sans se faire kamikaze. Nous sommes arrivés à ce point extrême que contemplaient les premiers hommes, en transition d'un âge vers le suivant, face à l'océan qu'il leur faudrait franchir en se débarrassant de leur peau ancienne. Que dit Amin Maalouf? Nous allons sortir de la préhistoire, ce temps trouble et noir que nous avions confondu avec le summum du savoir et de l'intelligence: «Ou bien ce siècle sera pour l'homme le siècle de la régression, oubien Usera le siècle du sursaut et d'une salutaire métamorphose. S'il nous faut un état d'urgence pour nous secouer, pour mobiliser ce qu'il y a de meilleur en nous, voilà, nousy sommes.»..

Publié dans Culture

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