Une mémoire pour l'oubli

Publié le par Oriane

Extraits

(…)

Comme j’ai aimé cet endroit, menacé de disparition, depuis le tout premier instant ! Que t’offrir ? Des plantes et des roses. J’en avais fait quelque chose qui ressemblait à un nid. Je voulais qu’il soit comme un des textes de la revue, lettres brunes imprimées sur le papier jaune des pages et dominant la mer. Je le voulais comme un bouquetier bien posé sur le dos d’un cheval fougueux. Je le voulais poème … Mais nous n’avions pas fini d’accrocher un tableau qu’une voiture piégée explosait et détruisait tout. Je n’avais pas calé ma tête au creux de ma main gauche, savourant à l’avance ma tasse de café, que je me retrouvai à la porte du bureau. L’explosion m’avait emporté avec le stylo et la cigarette, sain et sauf, jusqu’à l’ascenseur. Une rose avait volé jusqu’à ma chemise. Peu après, je tentai de regagner mon bureau dont la porte avait disparu et qui n’était plus qu’éclats de verre et papiers voltigeant partout. Une deuxième explosion me clou près de l’ascenseur. Le gardien répondit en vidant son chargeur de son pistolet.
- Qu’est-ce que tu fais ?
- Je tire !
- Tu tires sur qui ? Où ça ?
Personne n’avait jamais dû lui poser pareille question et il le prit mal. C’est toujours pareil. La réaction épidermique, automatique, instinctive si l’on veut, à un événement, quel qu’il soit, à une émotion violente, à une nouvelle, à un but marqué par un footballeur, ce sont des coups de feu. Nouveau carnage à Raouché : vingt morts de plus pour ce nouvel accès de fièvre, cette folie des voitures piégées, un art dans lequel le Mossad, avec ses alliés locaux, est passé maître. Cette voiture a préparé l’invasion, elle a préparé les esprits pour que ce siège apparaisse comme un événement naturel. Ni paix, ni sécurité à Beyrouth-Ouest ! Chaque voiture au bord du trottoir est une promesse de mort. Alors, que viennent les barbares.


Une vague dans ma main, qui se faufile et s’échappe, manœuvre autour du récif de ma poitrine, s’approche, retombe, se soumet, s’en remet, pour ne pas revenir à son état premier, sur la toison de la poitrine. Chaleur et humidité. Une vague comme un chat rongeant une pomme. Puis qui m’embrasse, frivole : " J’ai le droit de t’aimer, non ? Tu as le droit de m’aimer. "
L’amour n’est pas un droit, chaton ! Et moi, j’ai tout juste quarante ans. Elle se recroqueville dans un coin : " Et moi, je suis femme demi-lune, suivant docilement son mâle. " Chaleur et humidité, mais ce corps menu est comme climatisé : chaud en hiver, frais l’été. Un corps tendre, comme la plage d’une mer vierge dont aucun animal marin l’aurait encore souillé l’écume. Il glisse et s’éloigne. Il brûle et se rapproche. Une odeur de lait m’en sépare. Pourquoi ne pas accrocher ce petit soleil d’août à la chaise ? Pourquoi ne pas nager dans la blancheur du sommeil ? Et nous fermerons deux yeux brillants, la nuit. Parce que tu es petite …
Elle rugit : Je ne suis pas petite ! Je suis femme demi-lune qui suit docilement son mâle, qu’attire le parfum de la cardamome. N’aurais-je pas le droit de nager ?
Mais cette blancheur n’est pas la mer.
Elle se met en colère, ronge la pomme et ses ongles. Je rassemble ses lèvres entre mes doigts pour les arrondir en baiser.
- Tu vois, tu m’aimes. Reconnais que tu m’aimes. Dis-moi que tu m’aimes. Pourquoi ne bois-tu pas mon sel ?
- Parce que la soif ne s’accorde pas avec l’élégance de mon esprit.
Elle se fâche et retourne à son coin, s’y pelotonne :
- Je ne veux pas de poésie. Je n’aime pas la poésie. Je veux du corps, un morceau de corps. Lâche que tu es !
- Lâche pour ton propre intérêt, pas le mien.
- Qu’est-ce que cela peut te faire à toi, ce qui est à moi ?Je suis libre de faire ce que je veux avec ce qui m’appartient.
Elle se lève, s’approche. Ses miaulements se font rauques :
- Donne-moi quelque chose pour jouer. Donne-moi mon jouet, mon petit chat tendu et dressé, sur lequel je fais passer mes caresses jusqu’à sentir sa bave humide sur ma poitrine …
La vague menaçait de jaillir, mais une violente explosion vint ébranler les rochers. La vague bondit jusqu’à la chaussée, et je bondis vers mon lit.

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